dimanche 22 mai 2011

...(suite cahier à spirales)

Bâtir. Là où tout n'était que campagne dire les gratte-ciels; là où tout n'était qu'ennui, écrire le débordement du monde; là où tout n'était que silence construire le bruit; là où tout n'était qu'attente, imaginer la ligne d'arrivée, le futur.
Avec les gouttes d'encre, construire l'orage qui naît sur les hauteurs de la vallée de la Restonica, faire entrer la pluie à travers les pages, sentir le monde qui descend de là-haut et qui ruisselle sur les joues, comme autant de larmes libérées. Tenir le crayon, main dans la main, pour toujours accompagnée, et croiser les mots comme autant de personnes à rencontrer. Inventer l'amour, choisir un secret et que rien ne s'efface.

Une grande partie de son temps l'enfant bâtissait, à coup d'encre et de papier.
Il y avait la fois où elle avait écrit la mère qui découpait la pâte fraîche pour en faire des raviolis. Avec la bouteille qui roulait sur la pâte pour l'aplatir, avec l'odeur de la daube qui montait dans la pièce, elle avait bâti un chapitre entier. La farce remplissait les mots chargés du savoir de la mère, c'était l'invention de la cuisine.
Avec le rasoir du père qui était d'une seule lame, elle avait construit un poème.
Ce rasoir serait plus tard sur son bureau, dans un étui Filarmonica venant d'Espagne et portant le nom de José Monserrat Péri. L'étui est usé, le papier encollé se détache par endroits mais le rasoir y tient parfaitement. Ce rasoir Solingen, qui ne saigne plus personne et qui porte trois tâches de rouille, est dans un étui pour Harmonica. C'est là qu'elle s'est souvenue que le père jouait de l'harmonica.
Avec les souvenirs des filles elle avait construit l'enterrement du passé. Des pages et des pages, des dessins et des bouts de papier déchirés, collés. Un cahier comme une tirelire, un trésor à cacher.
Il fallait alors se promener à la recherche de pétales de fleurs, de chutes de ruban, de jolis cailloux lisses, trouver un beau morceau de verre pour recouvrir la composition, faire un trou dans la terre et enterrer le souvenir pour plus tard, " Quand on sera grandes."

- tu viens, on va faire des souvenirs! disaient les filles.

Elles sortaient et trouvaient une capsule dorée, une feuille de menthe sauvage, un morceau de papier, le tesson poli d'une bouteille et creusaient pour enfouir leur trésor. La terre de la place Saint Marcel était trouée comme un gruyère, l'enfant creusait le papier.

Y avait-il seulement des chapitres consacrés à l'enfant?
Qui pouvait écrire ça?
Qui pouvait travailler le cahier pour elle?
Qui pouvait creuser son histoire?

Mais l'histoire de l'enfant c'est l'histoire de l'écriture, l'histoire de l'enfant c'est l'histoire du père, c'est l'histoire des gratte-ciels, c'est l'histoire de la mère, c'est l'histoire de la vieille machine à découper la pâte, c'est l'histoire des souvenirs, c'est l'histoire de la danse et l'histoire des soeurs...
Et le cahier s'est rempli composant la musique du père, la voix des soeurs, la cuisine de la mère, la marche des fourmis autour de ses souliers, le vent sous les hêtres tachés, les souvenirs enterrés.

Où était le mal à ne pas jouer avec les autres?
Les autres, elle les transportait dans ses sacs, elle les enroulait dans sa spirale.

L'enfant regardait tous les autres et toutes choses comme une première fois. Le cahier était l'invention du monde. Il avait commencé dans les grottes, avant elle, avant son père et sa mère, avant ses grands-parents, avant les parents de ses grands-parents, au Commencement, avant toutes les personnes qui s'étaient enlacées pour arriver jusqu'à elle, l'enfant de la chambre bleue.

2 commentaires:

  1. Tiens, j'avais mis un commentaire et il a disparu. Curieux.

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  2. Je disais que j'avais trouvé très émouvante la façon d'évoquer un personnage par un de ses objets devenu "inutile"... le revoilà mis.

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